Chroniques


Au coin du feu #1 – The Wolf Among Us

Rédigé par Louvellan       dans  Au coin du feu       07 Février 2014

Il n’est pas rare que le gamer moyen soit assez mal considéré, dans nos sociétés occidentales bien-pensantes. Négligé, violent, hirsute, agressif, socialement inadapté… Bien que cette école de pensée soit en récession grâce à la vulgarisation du jeu vidéo (merci les Candy Crush, Farmville et autres conneries, vous aurez au moins servi à ça), les préjugés à l’égard des gamers (cf. des gens jouant à de vrais jeux, tâchez de suivre) restent tenaces. Les raisons à cela sont probablement nombreuses, et la plus évidente à mes yeux est la popularité des jeux dits violents. C’est un fait : A part les Sims, ce sont des jeux comme Call of Duty et Grand Theft Auto qui se vendent le mieux, assez bien en tous cas pour être cités par les médias de grande écoute lors des lancements. D’aucuns s’imaginent alors que la violence est le seul argument marketing de ces jeux, qui ne proposeraient que des heures de boucherie déraisonnée et transformeraient nos jeunesses en psychopathes dérangés.

A cela, je dis non.

S’il est indéniable que pas mal jeux misent sur le potentiel barbarie/choc pour faire vendre (ce qui marche, généralement), on ne saurait étendre cet état de fait au reste de l’industrie. Je pense particulièrement aux jeux de la série Grand Theft Auto, qui ont toujours brillé par leur écriture soignée, leur cynisme maîtrisé et l’attention au détail dans la narration. Alors, oui, la violence fait partie du pain quotidien d’un GTA, mais un bon GTA va beaucoup plus loin et propose toujours une réflexion poussée et intelligente (à l’exception peut-être du dernier en date… Mais nous y reviendrons). Et ce n’est qu’un exemple.

Trevor dans toute sa splendeur.
Trevor dans toute sa splendeur.

 
Ce long préambule pour vous expliquer le pourquoi de ce dossier qui sera alimenté au fil du temps (et de mes envies, faut pas déconner). Je trouve que l’aspect narratif est l’un des gros points forts du jeu vidéo, LA grande raison pour laquelle il peut prétendre à coexister en tant qu’art auprès du cinéma et de la littérature. Je choisirai donc régulièrement un jeu ou une série de jeux dont j’analyserai les systèmes narratifs, et j’accompagnerai cette analyse d’une réflexion plus large sur le même sujet, histoire de créer le débat et de confronter les opinions.

Voilà. Si vous avez survécu jusqu’ici, mes félicitations. Passons donc au sujet de ce premier article.

 

The Wolf Among Us, ou de l’importance du drame dans le jeu vidéo

The-Wolf-Among-Us

 
Pour commencer, un petit mot sur le jeu lui-même. Achetez-le. Achetez-le si vous comprenez un minimum l’anglais, achetez-le si vous aimez les jeux incroyablement immersifs, achetez-le si vous aimez les jeux bien écrits et profonds, si vous aimez les personnages torturés, si vous aimez les univers très stylisés… Achetez-le.

Voilà pour la review. Maintenant que vous l’avez acheté, voici de quoi il parle, ce jeu. Le joueur incarne le shériff Bigby Wolf, alias le Grand Méchant Loup, chargé de superviser la communauté de Fabletown, située à Manhattan. Cette dernière est constituée de personnages et de créatures mythiques ayant fui leur pays imaginaire à la suite d’un cataclysme rarement évoqué mais encore bien présent dans les mémoires. Toute cette galerie, composée de figures bien connues comme le Bûcheron du Petit Chaperon Rouge, de Blanche Neige ou de la Belle et la Bête, vit sa vie comme elle le peut au sein des humains.

Bigby Wolf, le très attachant shérif de Fabletown.
Bigby Wolf, le très attachant shérif de Fabletown.

 
Présenté comme ça, on s’attend à un mignon petit conte où les fables (c’est ainsi qu’elles sont nommées dans le jeu) cohabitent avec les humains et où il se passe plein de trucs rigolos. Mais, et c’est là qu’est tout le sel de ce jeu, c’est tout l’inverse. Je vais tâcher d’éviter les spoilers au maximum, mais il me faut tout de même dévoiler des morceaux de l’intrigue. Sachez dès à présent que The Wolf Among Us est un jeu très, très noir. Ne l’offrez pas à votre petit neveu en pensant qu’il s’agit d’un gentil divertissement innocent, vous risqueriez l’incident diplomatique.

 

Une histoire surprenante, à la croisée des chemins

Très tôt dans le jeu, on est confronté à des sujets joyeux tels que la prostitution, la violence et la marginalisation. Ainsi, les fables n’ayant pas une apparence humaine doivent s’acheter un sort de magie appelé “glamour” afin de pouvoir passer pour des humains et vivre en société. Problème, un “glamour” est très cher, et votre première rencontre, un loueur d’appartements médiocres et franchement glauques (et un homme-grenouille lui-même), prétexte ne pas avoir les moyens de s’en payer. Le shérif que vous êtes doit soit laisser filer pour cette fois et donc se montrer gentil au risque que l’ordre soit perturbé, soit garantir la sécurité des Fables et se montrer inflexible avec l’homme grenouille, quitte à passer pour une brute…

Et voilà, résumé en une situation, la grande problématique de The Wolf Among Us. Bigby Wolf a des antécédents ; les autres Fables savent qu’il a été, un temps, un monstre violent, brutal et sanguinaire, dévorant allègrement quiconque lui plaisait de dévorer. Du temps a passé, l’Exode est arrivé, et il s’est retrouvé avec la responsabilité de maintenir l’ordre au sein des Fables. Certains le respectent, beaucoup le craignent… Et la plupart ne l’aiment pas. The Wolf Among Us propose un univers où le joueur se traîne déjà une réputation de tueur sanguinaire et violent, et les autres personnages le lui rappellent à la première occasion. Contrairement à Lee Everett de Walking Dead, sorte de casier vierge que le joueur pouvait modeler librement, Bigby Wolf est un personnage déjà établi. On pourrait penser que l’impact des décisions du joueur à son égard serait donc beaucoup plus limité, mais il n’en est rien.

En fonction de vos choix et de la situation, Bigby peut aller jusqu'à péter un câble.
En fonction de vos choix et de la situation, Bigby peut aller jusqu’à péter un câble.

 
C’est même le contraire. Pour ceux qui ont joué à la fois à Skyrim et à The Witcher, qui vous a le plus marqué ? Le Dragonborn, ou Geralt de Rives ?
A mes yeux, la réponse évidente est Geralt. Personnage très cynique, en perpétuelle remise en question, jouant les durs alors que ses certitudes et ses convictions sont sans cesse ébranlées… Pourtant, le joueur n’a aucun influence sur le passé et la psychologie de Geralt. Il est ce qu’il est. Le joueur se contente de l’orienter dans ses décisions, dans sa quête de lui-même, dans ses orientations politiques. C’est de voir comment le monde réagit à ses choix qui est intéressant.

Avoir une sale gueule et des cheveux blancs n'est que le cadet des soucis de Geralt.
Avoir une sale gueule et des cheveux blancs n’est que le cadet des soucis de Geralt.

 
Comparons-le au Dragonborn. Anonyme, sexe indéterminé… Et pourtant un destin exceptionnel, et au pouvoir décisionnel immense. Impériaux ou indépendantistes nordiques ? Paarthurnax ou les Lames ? Intimidation ou persuasion ? Le sort de la région toute entière dépend des choix du joueur, et l’univers de TES est incroyablement fouillé, entre les divinités, les factions politiques, l’histoire de chaque région, les races… Le joueur a le choix d’être qui il veut, le jeu est irréprochable sur cet aspect. Pourtant, niveau narration, on n’y est pas. C’est beau, on fait plein de trucs, on s’amuse, on visite le Valhalla local, bref on en prend plein la gueule. Mais on joue un type créé de toutes pièces et le monde ne réagit paradoxalement pas beaucoup à notre présence ni à nos actions, pourtant sur une sacrée grande échelle.

 

Nuances et ambiguités omniprésentes

Revenons-en à the Wolf Among Us. De nombreuses fois, le jeu vous mettra dans une situation où il vous sera possible de faire usage de la force pour arriver rapidement à vos fins, ou de tenter une approche plus fine et délicate au risque de vous planter. Plus qu’un choix entre le côté clair ou le côté obscur, vous orienterez la personnalité de Bigby… Et changerez, parfois dramatiquement, le déroulement de l’enquête en cours. Le jeu devient particulièrement vicieux lorsque vous avez affaire à des individus très désagréables et/ou peu coopératifs (et c’est souvent), le genre qui vous donne envie de leur coller une bonne grosse mandale dans les gencives… Ce que le jeu vous permettra de faire.

Il m’est arrivé plusieurs fois de ne plus me demander, qu’est-ce que Bigby ferait ? Mais plutôt de me dire “Alors toi mon salaud, tu vas déguster”. Ce qui est très rare ; il m’en faut beaucoup pour oublier que je joue à un jeu et m’investir émotionnellement dans un personnage… Et c’est ce qui est arrivé. Tout y est. La colère devant la façon dont Bigby est traité, la tristesse devant le constat que ses efforts réels pour s’intégrer et faire table rase du passé ne paient pas, et le regret d’avoir trop malmené un suspect.

Le capitaine Walker et Bigby sont tous deux confrontés à des situations qui échappent à leur contrôle.
Le capitaine Walker et Bigby sont tous deux confrontés à des situations qui échappent à leur contrôle.

 
Comme Spec Ops The Line, The Wolf Among Us n’est pas tendre avec le joueur. Il respectera vos décisions ; si vous choisissez d’être violent, le jeu deviendra violent, voire jouissif sur le moment, tant les QTE sont bien réalisés. Mais sitôt l’action retombée, on reprend ses esprits pour découvrir le carnage… Et l’horreur sur le visage des spectateurs. “Le grand méchant loup est revenu”, croit-on lire dans l’expression de certains. A l’inverse, jouer le gentil aura des conséquences positives sur la façon dont les autres vous perçoivent, mais pas uniquement… Choisir de jouer les gentils ne suffit pas toujours dans The Wolf Among Us. Il n’y a pas un bouton “devenir gentil” : ce serait trop simple, et le jeu vous rappelle sans arrêt que dans ce monde, rien n’est jamais simple. Dites quelque chose d’un peu déplacé à quelqu’un, le jeu ne manquera pas de vous signaler que “he will remember that…” (il s’en souviendra).

C’est à mes yeux le grand tour de force de The Wolf Among Us. Je n’ai pas ressenti grand-chose en coupant la tête de ce chien de traître d’Ulfric Stormcloak, pour plusieurs raisons. Alors que, ce faisant, je scellais le sort de tout Skyrim, ce qui représente pas mal de choses… Mais je me suis senti très mal après avoir menacé le pauvre Mr Toad qui ne pouvait pas se permettre de se payer son “glamour”. The Wolf Among Us rend le banal poignant, redéfinit l’investissement émotionnel joueur-personnage et se paie en plus le luxe d’avoir une atmosphère extrêmement travaillée et un jeu d’acteurs fabuleux.

Le cadavre en slip, c'est Ulfric Stormcloak, leader déchu de la rébellion. TENSION DRAMATIQUE
Le cadavre en slip, c’est Ulfric Stormcloak, leader déchu de la rébellion. TENSION DRAMATIQUE

 
Bien trop peu de jeux laissent tant de liberté dans le développement moral du héros. Souvent, c’est la dichotomie classique bien/mal qui l’emporte, avec bien sûr quelques nuances. Côté clair/obscur, paragon/renegade (conciliation/pragmatisme en Français), adam/petites soeurs… The Wolf Among Us s’émancipe distinctement de cette mécanique facile et éprouvée jusqu’à la corde en jouant la carte du gris et en renouant avec la tension dramatique grâce à son héros, qui n’est ni un super space marine de la mort, ni le messie surpuissant destiné à tout faire péter. Et honnêtement, ça fait du bien.

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A propos de l'auteur :

Louvellan

Quentin, 22 ans, rédacteur pour GO. Licencié en langue et civilisation anglophone, ancien khâgneux. Auteur freelance, directeur de Chanal CORP, auto-entreprise de rédaction sur commande.

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One thought on “Au coin du feu #1 – The Wolf Among Us

    Le Matou
    Le Matou il y a 4 années

    Merci Louvellan ! Encore un jeu a acheté ! >.>

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