Chroniques


Au coin du feu #3 : Call of Juarez Gunslinger

Rédigé par Louvellan       dans  Au coin du feu       30 Mars 2014

Quoi ? Encore Gunslinger ? Mais tu nous en as déjà parlé la semaine dernière, tonton Louvellan ! Vous entends-je vous exclamer de vos petites voix cristallines.
Je sais, mais restez quand même avec moi. D’une part parce que c’est moi qui commande, d’autre part parce que ce jeu va surtout me servir à illustrer une astuce de narration que je trouve très intéressante, mais pour laquelle je n’ai pas de nom. Appelons-la la préfiguration scénaristique, ou P3X-584 en hommage à l’une des plus grandes séries de tous les temps.

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Avant de commencer, donc, qu’appelle-je P3X-584 ? Il s’agit de ce mécanisme de narration qui consiste à laisser des indices généralement subtils au lecteur/joueur/spectateur tout au long de l’oeuvre, ces indices pouvant être des détails au sujet de l’histoire, ou d’un personnage en particulier. S’ils peuvent se contenter de présenter l’univers ou le scénario sous une lumière différente, ces indices peuvent aussi préfigurer le final de l’histoire si on y est attentif, d’où le nom de préfiguration scénaristique. Ce mécanisme est subtil, puisqu’il fait appel à la sensibilité de l’auteur, qui doit pouvoir intégrer des éléments vitaux à son histoire en prenant le risque que son lecteur passe complètement à côté, sans pour autant que l’histoire en question devienne creuse. Pour en faire le meilleur usage possible, il convient donc d’avoir un scénario et des personnages qui tiennent debout, capables d’évoluer d’eux-mêmes, et une bonne dose de finesse pour ne pas se faire griller d’entrée par le lecteur mais le conduire délicatement à déduire le tout de lui-même.

Réussie, P3X-584 ajoute une grande profondeur à la narration, se dote d’un effet de surprise (le fameux “c’était donc çaaaaaa” que vous vous êtes probablement dit au moins une fois), d’un moyen d’inclure le joueur de façon indirecte dans le dénouement, et une certaine valeur de rejouabilité, permettant d’aborder l’histoire avec un regard nouveau.

La scène d'ouverture de Bioshock Infinite est totalement opaque. Les choses changent lors de la deuxième lecture...

La scène d’ouverture de Bioshock Infinite est totalement opaque. Les choses changent lors de la deuxième lecture…

Quid de Call of Juarez : Gunslinger, dans tout ceci ?
Si vous avez lu mon test, vous savez tout le bien que je pense de ce jeu, y compris de ses mécaniques narratives. Elles méritent effectivement de s’y attarder !
Plutôt que de suivre la tradition des jeux d’action et de vous faire vivre l’aventure en direct de la perspective du héros, Gunslinger joue l’originalité et place le joueur… Au coeur de l’histoire que Silas Greaves, le héros, est lui-même en train de raconter à une petite assemblée dans un saloon.
Rien de fantasque jusque là… Sauf que Silas est un vieux baratineur, et qu’il arrive que son public s’étonne de certaines choses et lui pose des questions, amenant Silas à modifier son récit. Et ces modifications vont directement impacter le gameplay.

Un exemple, donc. Silas raconte qu’il est à la poursuite d’un criminel célèbre et progresse au creux d’un canyon en quête de ses hommes de main. Jusque là, rien que de très classique. Son histoire est interrompue par les ronflements assez sonores du plus vieux membre du public ; Silas l’interpelle à plusieurs reprises, en vain. Pendant ce temps-là, le jeu continue, on est libre de continuer à avancer. Silas annonce alors qu’à ce moment-là, il est pris en embuscade par une tribu d’Indiens Cherokee… et le joueur est pris à partie par une douzaine d’Indiens hurlant et tirant de toutes parts. Tout naturellement, le jeu attend que vous en ayez descendu un bon nombre avant que quelqu’un dans l’assistance ne s’exclame “Quoi ? Des Indiens, ici ? Vous ne vous foutriez pas un peu de nos gueules ?”, ce à quoi Silas répondra que si, bien entendu, mais qu’il voulait voir si le vieux suivait, lequel s’empresse de répondre qu’il ne dormait pas, mais qu’il se reposait les yeux.

Il est parfois difficile de faire attention à ne pas vous faire descendre tout en appréciant la finesse des graphismes et l'histoire racontée par Silas.

Il est parfois difficile de faire attention à ne pas vous faire descendre tout en appréciant la finesse des graphismes et l’histoire racontée par Silas.

Plus qu’une simple gimmick, ce petit tour apparaît à plusieurs reprises dans le jeu. Il peut s’agir d’un petit détail d’atmosphère (Silas raconte sa traversée dans une forêt, l’un des types du saloon commente que c’était le printemps, il devait donc y avoir beau temps, et effectivement, à l’écran, les arbres sont verts et il fait très beau, ce à quoi Silas répond que non, et qu’il pleuvait à seaux : le jeu ne bouge pas, mais le climat change radicalement et devient fortement orageux), mais il peut aussi s’agir d’un élément influençant radicalement le gameplay, comme lorsque Silas raconte une attaque de banque vécue du point de vue de 3 personnes différentes, conduisant à trois phases de jeu différentes. Ou, lorsque confronté à une décision entre deux chemins, il en prend un, et les événements conduisent à la mort du joueur. Flashback au moment de la prise de décision, et commentaire de Silas, “mais bien sûr, c’était un plan stupide, alors j’ai pris l’autre direction”, et le jeu continue.

Bien que le jeu lui-même soit dynamique, nerveux et plein de bonnes idées dans le gameplay, c’est ce baratinage incessant de Silas qui lui donne autant de corps. Les surprises sont nombreuses, le jeu est coloré autant dans ses graphismes que dans sa narration, et si chacun réagit différemment à l’humour, il est possible de beaucoup se marrer en jouant à Gunslinger. Par exemple, Silas va raconter s’en prendre à une légende du Far West, comme les cousins Dalton par exemple, en soutenant mordicus qu’il les a vaincus en duel. On ne peut que soupçonner l’exagération… Sauf que le jeu contient des morceaux de vérité (nuggets of truth) éparpillés dans chaque niveau, racontant la véritable histoire du Far West via des petites notes biographiques ou historiques liées à ce qui se passe à l’écran. C’est chaque fois concis et écrit avec humour pour ne pas perdre l’intérêt du joueur pressé… Et ces morceaux de vérité tombent généralement à point nommé pour montrer à quel point Silas se fait mousser, expliquant la fin réelle de bandits célèbres que le joueur va être amené à affronter en duel en fin de niveau et dont Silas revendique la mort. Le jeu est rempli de petits traits d’esprit comme ça. Si vous mourez trop souvent, l’écran de chargement vous informera que matraquer la touche “entrée” avant que le niveau ne soit complètement chargé était considéré comme un acte déshonorable au Far West. Oh, vraiment ?

Silas est un gros badass, et ses compétences acquises au fil du jeu contribuent à une grande impression de puissance. Le jeu n'a rien de facile pour autant.

Silas est un gros badass, et ses compétences acquises au fil du jeu contribuent à une grande impression de puissance. Le jeu n’a rien de facile pour autant.

Gunslinger est donc un jeu riche, beaucoup plus riche et mieux écrit qu’on n’aurait pu le penser à la vue de son prix dérisoire. Je pense que les auteurs et designers se sont laissé aller et ont joué la carte de l’originalité puisqu’il ne s’agissait pas d’une superproduction AAA attendue aux quatre coins de la planète avec plusieurs millions de dollars dépensés en campagnes marketing. Et le résultat se sent ; on a affaire à un vrai jeu créatif, original et intelligent, une véritable bouffée d’air frais à une époque où les FPS sont produits à la chaîne. Même l’aspect technique est soigné, avec des sons travaillés et une bande-son extrêmement agréable, alternant entre des morceaux d’ambiance calmes et de véritables envolées épiques faisant hommage au Maestro de la musique du Western Spaghetti, Ennio Morricone. Vous allez dire que je me répète, et je ne vous en veux pas, mais achetez-le. Encouragez ce genre de prise de risque, cette porte ouverte à la créativité et à l’humour. Le jeu vidéo a besoin de davantage de productions colorées et amusantes tout en proposant un gameplay raffiné.

Quid donc, maintenant que la messe a été dite, de la préfiguration scénaristique à l’oeuvre dans Gunslinger ? Elle est particulièrement subtile, et ce n’est pas le point fort du scénario du jeu, plutôt la cerise sur un beau gâteau. Je vais spoiler le twist du jeu, soyez prévenu. Sachez aussi que ce n’est pas une perte immense pour apprécier le jeu, qui compte sur d’autres atouts pour vous surprendre.

Le thème principal de Gunslinger

Au cours de ses récits, Silas finit par évoquer ce qui l’a lancé dans sa carrière de chasseur de primes : la vengeance, ce qui ne surprendra personne. Plus jeune, Silas et ses deux frères ont été dépouillés et pendus par trois bandits. Silas y a survécu par miracle, son poids faisant craquer la branche avant qu’il ne suffoque… Contrairement à ses deux frères. Il se met donc en quête des trois responsables, qu’il finit par retrouver et tuer en duel. Sauf que ça, ça dépend de vous. Le dernier boss de l’histoire n’est en effet que le deuxième tueur. Le troisième… est assis à la table de Silas, qui a deviné qui c’était. Il appartient alors au joueur de décider s’il doit oublier sa rancœur et le laisser en vie, ou l’affronter en duel et satisfaire sa vengeance.

Les duels sont des moments de pression, d'observation et de patience, chaque adversaire a son style bien à lui.

Les duels sont des moments de pression, d’observation et de patience, chaque adversaire a son style bien à lui.

Plusieurs éléments, disséminés à travers le jeu, peuvent amener le joueur à cette conclusion, et l’influencer quant à la décision qu’il va prendre. Ben (c’est le nom pris par Jim, que Silas recherche) semble s’intéresser de très près à la quête de Silas, tout particulièrement au sujet de Jim, multipliant les questions étonnamment précises tout au long de l’aventure. Il y va aussi de son petit commentaire, démontrant une excellente connaissance des activités criminelles de l’époque. Suffisamment pour que Silas, plusieurs fois, s’en étonne, sans faire d’autre commentaire que “Oh, vraiment ?” ou des choses du même genre. Le joueur, s’il est attentif à ce qui se dit en dehors de la bataille (pas toujours évident, le rythme est souvent effréné), va être amené à soupçonner Ben de n’être pas tout à fait net, et la révélation finale pourra donner corps à ce qui n’était qu’un doute, ou surprendre complètement le joueur plus distrait.

Il arrive aussi au jeu de prendre un ton beaucoup plus noir, ce qui jure un peu avec son atmosphère généralement assez légère. A un moment, assez tôt dans le jeu, Silas rencontre un sorcier-guérisseur Indien, qui lui conseille d’abandonner sa quête de revanche avant que cette dernière ne consume son âme. Difficile d’y prêter une grande attention sur le coup… Jusqu’à ce que Silas lui-même se mette à divaguer au cours de ses récits, déplorant qu’avec tous les cadavres sur sa conscience, il est peut-être devenu pire que les hommes qu’il traquait. Cette réflexion revient très souvent dans le dernier tiers du jeu, qui devient soudainement bien plus adulte, voire très noir dans son propos. Les moments de légèreté se font plus rares, on évolue dans des cimetières, marais et villes fantômes, par temps pluvieux… Il est clair qu’au terme de son récit, Silas réalise que sa vie l’a conduit à créer beaucoup de souffrance et de mort, et le côté fleur au fusil très présent tout le long du jeu s’efface soudainement pour laisser place à un vieux tireur désabusé et à l’âme profondément atteinte. Je ne peux m’empêcher de relier cette réalisation à l’aspect du jeu dans ses derniers moments, Silas laissant sa noirceur dériver sur son histoire.

L'atmosphère est extrêmement travaillée. Elle est très lumineuse et colorée pendant une bonne partie du jeu...

L’atmosphère est extrêmement travaillée. Elle est très lumineuse et colorée pendant une bonne partie du jeu…

Le choix laissé au joueur de tuer ou d’épargner Ben prend alors une toute saveur. D’un côté, l’avertissement de ce chef Indien : la vengeance aura raison de ce qui reste de l’âme de Silas. D’un autre côté, le constat de Silas lui-même, qui a passé sa vie à tuer pour assouvir cette même vengeance (réflexion très Nietzschéenne, à combattre le monstre, il est devenu le monstre). Faire machine arrière au dernier moment, alors que sa descente aux enfers n’avait que ce but au bout du chemin… Le choix est lourd, et les fins sont assez différentes, et intéressantes toutes les deux. Suffisamment pour recommencer le jeu, chose encouragée par un New Game Plus très riche, donnant même des précisions supplémentaires sur l’histoire.

... mais la fin du jeu devient clairement plus glauque.

… mais la fin devient clairement plus glauque.

Voilà ce que je pense de Gunslinger, qui à mon avis, est une véritable réussite en matière de narration. Sous ses dehors de jeu à petit budget, à l’atmosphère légère et humoristique, il se cache une réflexion finalement assez profonde qui peut rappeler Spec Ops : The Line en certains points, dans l’ironie vis-à-vis du genre du jeu de tir notamment. On massacre des centaines de personnes pour mettre la main sur trois types qui nous ont fait du mal. Est-ce bien raisonnable ? Je ne m’attendais pas à ce que le héros le souligne lui-même à la fin de son histoire. On est presque dans un cas de chute du 4ème mur, où les personnages s’adressent directement au joueur/spectateur. En plus de cette morale intéressante, Gunslinger a tout un arsenal de mécaniques scénaristiques donnant beaucoup d’épaisseur et d’humour à l’aventure, ce qui en fait un jeu extrêmement solide que je recommande chaudement à absolument tout le monde, y compris les amateurs de jeux d’action rapides et nerveux, qui ont probablement décroché au début de cet article. Har har !

Merci de m’avoir lu, n’hésitez pas à partager vos sentiments vis-à-vis de l’histoire ou de cette mécanique de narration dans les commentaires. J’en reparlerai, vu qu’elle est très présente dans des jeux comme les Half-Life, et il faudra bien que je parle de ceux-là au bout d’un moment !

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A propos de l'auteur :

Louvellan

Quentin, 22 ans, rédacteur pour GO. Licencié en langue et civilisation anglophone, ancien khâgneux. Auteur freelance, directeur de Chanal CORP, auto-entreprise de rédaction sur commande.

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